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    1- Michel Manouchian, un grand nom de la Résistance. 

      

    Michel Manouchian est un poète d'origine arménienne, arrivé en France en 1925, et qui a été fusillé le 21 février 1944 au Mont-Valérien pour son rôle actif dans les réseaux de la Résistance française. Il a grandi au coeur de l'empire Ottoman, et appartient à cette génération sacrifiée dont l'enfance a été marquée par le premier conflit mondial. À l'époque, une forte communauté arménienne vivait sur le sol de l'actuelle Turquie; Michel et ses parents cultivaient la terre dans une région rurale située au sud du pays. Lorsque la guerre éclate, l'empire se range dès le mois d'octobre 1914 du côté des allemands. Les arméniens du pays sont aussitôt désignés comme un ennemi intérieur, accusé de nourrir massivement les rangs de l'armée russe. Cette accusation vient s'ajouter à une longue liste de griefs, bien plus anciens, largement inspirés par un fort sentiment nationaliste. Le soutien affiché par quelques combattants arméniens aux forces russes est l'ultime prétexte que les autorités turques attendaient pour déchaîner sur l'ensemble de la communauté arménienne la violence de leur fureur nationaliste. Plus d'un million d'arméniens sont tués de 1915 à 1916. Il s'agit du premier génocide perpétré au vingtième siècle... Manouchian perd son père en 1915 et sa mère peu après. Il connaît alors une vie d'orphelin et ne doit sa survie qu'à la forte solidarité qui unissait les membres de sa communauté. 

    Lorsqu'il débarque à Marseille avec son frère en 1925, il n'a que 19 ans. Et pourtant, il a déjà derrière lui l'expérience d'une vie de réfugié, habitué à la clandestinité. Son frère décède en 1927 : à 21 ans, il est donc seul dans un pays qu'il ne connaît pas. 

    Il s'installe alors à Paris, où il fréquente les milieux artistiques. Avec un ami, il fonde deux revues littéraires dans lesquelles il traduit en arménien les œuvres des grands poètes français. 

    Sur le plan politique, il rejoint le parti communiste dès 1934 ; et quand la France est vaincue par l'Allemagne en 1941, il s'engage dans la Résistance. Nommé chef d'un groupe de résistants issus de l'immigration, il est arrêté en 1943 avec 23 de ses camarades à la suite d'une dénonciation. 

      

    2- Une affiche de propagande. 

      

    L'arrestation et l'exécution des membres du groupe Manouchian va être instrumentalisée par les nazis pour discréditer la Résistance. Ils vont publier plus de 15000 affiches sur lesquelles apparaissent les portraits de 10 résistants, accompagnés de légendes mentionnant leurs noms, leurs origines, leur religion et leurs « crimes ». Les nazis ambitionnent de briser le lien qui unit ces résistants à la population française, en pointant du doigt leurs origines étrangères et en assimilant leurs actions à des actes criminels. 

      

    L'affiche rouge, chanson de Léo Ferré

     

    3- Analyse du poème. 

    Aragon, poète et résistant français, écrit en 1955 un poème intitulé « strophes pour se souvenir », dans lequel il reprend en partie la lettre écrite par Manouchian à sa femme, Mélinée, le jour de son exécution. Son texte sera mis en chanson un an plus tard par Léo Ferré. 

     

    Strophes pour se souvenir 

      

    Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
    Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
    Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
    Vous vous étiez servi simplement de vos armes
    La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

    Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
    Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
    L'affiche qui semblait une tache de sang
    Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
    Y cherchait un effet de peur sur les passants

    Nul ne semblait vous voir français de préférence
    Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
    Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
    Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
    Et les mornes matins en étaient différents

    Tout avait la couleur uniforme du givre
    À la fin février pour vos derniers moments
    Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
    Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
    Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

    Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
    Adieu la vie adieu la lumière et le vent
    Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
    Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
    Quand tout sera fini plus tard en Erivan

    Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
    Que la nature est belle et que le cœur me fend
    La justice viendra sur nos pas triomphants
    Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
    Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant

    Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
    Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps
    Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
    Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
    Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant. 

    Louis Aragon, 1955 

     

    Ci-dessous, la lettres de Manouchian à Mélinée :  

    « Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,

    Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.
    Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

    Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment et comme récompense.

    Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous... J'ai un regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l'armée française de la libération.

    Avec l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine. Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t'embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari. »
     

      

    Manouchian Michel. 

      

      

    Dans son poème, Aragon commence par rendre hommage à l'engagement de ces 23 résistants : la négation présente dans les deux premiers vers, avec notamment la répétition de la conjonction « ni », est une façon d’affirmer que ces résistants ne se sont battus que pour la liberté. L'adverbe « simplement » va exactement dans le même sens, ainsi que le dernier vers de la strophe : « La mort n 'éblouit pas les yeux des partisans ». Si la mort n'effraie pas les partisans, elle n'est pas non plus pour eux une porte ouvrant sur la gloire. Ces hommes ne sont pas des illuminés, ils se battent uniquement pour libérer le monde de l'oppression nazie.

     

    Le quintil suivant décrit l'affiche de propagande sur laquelle apparaissaient les visages de certains membres du groupe Manouchian. Il insiste notamment sur l'effet recherché par les allemands (« hirsutes menaçant » ; « un effet de peur sur les passants ») : salir les résistants et terroriser la population .

     

    Dans la troisième strophe, Aragon sous-entend, au départ, que l'entreprise de propagande a réussi. Mais cette apparente victoire des propagandistes nazis est aussitôt démentie. Au vers 3, Aragon évoque en effet ces nombreuses personnes, qui, clandestinement, ont voulu rendre hommage à Manouchian et ses camarades en écrivant sur les affiches : « MORTS POUR LA FRANCE ». Un changement graphique se produit alors dans le poème puisque ces mots apparaissent en lettres capitales. Il permet de faire ressortir au milieu du poème, comme sur les monuments aux morts, cette inscription par laquelle la France rend traditionnellement hommage à ses héros.

     

    Dans le quintil suivant, Aragon « réécrit » la lettre que Manouchian a rédigée pour sa femme le jour de son exécution. Il emprunte au résistant certains passages de sa lettre : « Bonheur à tous bonheur à ceux qui vont survivre ». Un nouveau changement se produit alors sur le plan graphique : Aragon écrit en italique. Dans sa réécriture de la lettre, il met en avant l'amour de Manouchian pour la nature : « la beauté des choses », « que la nature est belle ». Il insiste aussi sur le fait que Manouchian a « la conscience bien tranquille ». Enfin, il met en avant sa « dernière volonté » qui sonne comme un ultime appel à la vie : « Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant ». Au moment de mourir, Manouchian ne pense qu’au bonheur de sa femme et à celui de « tous ceux qui vont survivre ».

     

    Enfin dans la dernière strophe, on a l'anaphore du nombre de résistants exécutés le 21 février 1944 au Mont-Valérien (« Vingt-et-trois »), afin que leur nombre et leur unité demeurent à jamais dans les consciences. 

     

     

    4- La chanson de Ferré. 

      

      

    Elle restitue brillamment l'affliction du poète. Ferré semble par moments ravaler ses sanglots. On entend, à plusieurs reprises, des trémolos dans sa voix, qui traduisent une émotion sincère. Les choeurs, soutenus par aucun instrument, installe une atmosphère solennelle, presque religieuse. Certains mots ne sont pas chantés, comme : « MORTS POUR LA FRANCE ». Et lorsque Ferré arrive à la lettre de Manouchian, le rythme ralentit et les choeurs s'atténuent, comme si le temps était suspendu.  

      

      

     

      

     

     

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